Aimer - connaître

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Photo de Guy Leroy

jeudi 20 février 2020

Des passages étroits

Tout à coup, l’illusion s’arrête. Je croyais que j’avais la maîtrise de ma vie. Ou alors j’avais oublié que c’était une illusion. Je (me) suis perdu. J’ai froid. 

Je me souviens de nombre de ces passages étroits où la gorge se serre et où grandit l’angoisse bien sensiblement dans mon ventre. Les occasions sont diverses mais, de la perte d’un portemonnaie ou d’un téléphone portable à l’anxiété à la suite de la maladie d’un très proche ou d’une perte de repères liée à un changement professionnel ou à un deuil au sens large du terme (déménagement douloureux p. ex.), à chaque fois il me semble que j’entre dans un même type de scénario.

Je constate que, souvent, ce qui est vecteur du resserrement, c’est la perte de maîtrise ou, devrais-je dire, la perte de l’illusion de maîtriser un pan ou un autre de ma vie. De ces étroits goulets qui sentent plutôt la désolation et la mort, chacun à sa manière en a vécu. Ils semblent inhérents à l’existence. Mais serait-ce des éveils ? Plutôt rares sont ceux qui en témoignent tout à fait librement, tellement ces passages marquent jusqu’à la chair de ceux qui les ont traversés. Le simple fait d’en parler fait parfois remonter la peur de ressusciter l’expérience et la douleur qui l’accompagne.

N’allons pas dire trop tôt que ces épreuves nous font « grandir » – même si souvent c’est vrai ! D’une part parce que nous ne sommes pas égaux et nous n’encaissons pas les chocs de la même manière… D’autre part, parce que, personnellement, je ne suis parvenu à le dire pour moi-même que plus tard en relisant. Et encore,… en le murmurant !

A chaque fois, peu ou prou il est question de mourir. D’ailleurs, il m’est arrivé d’entendre dire : « Tu ne vas pas en mourir ! » Encore une vérité difficile à encaisser sur le moment où j’ai le sentiment puissant que je ne m’en sortirais pas indemne. A chaque fois, ce fort sentiment suscite en moi un cri : le cri du tout-petit abandonné. « Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur ! » et je cherche ta présence comme le seul bien qui restaurera mon coeur torturé.

Mais, comme son nom l’indique, le passage… est passager ! L’étau, à un moment un peu mystérieux, se déserre et laisse à nouveau se déployer la paix. Comme lorsqu’on sort d’un lieu confiné où où l’air s’est fait rare et que l’on arrive enfin au grand air ! Quel sensation de libération, d’apaisement, de RÉSURRECTION !

Je peux bien sûr relire les situations que j’ai traversées dans une perspective de troubles psychologiques liés à une histoire un peu chaotique. Mais, indéniablement, pour mon cas, la présence d’éléments spirituels a été déterminante. J’ai toujours considéré que Dieu employait le potentiel de la situation pour en tirer un bien.

Je m’appelle Pascal, l’enfant du passage, et je suis déjà un peu ressuscité, même si je n’ai pas encore complètement passé la mort… De toutes celles et ceux qui vivent ces passages, je me sens proche. Après la nuit, il n’y a pas la nuit…

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Image : © DR
Légende : La matin de la résurrection, tableau du peintre américain James Martin

jeudi 6 février 2020

Ne bougez plus...

On nous bassine avec la mobilité (surtout sur le plan professionnel) : ce serait un peu comme bouge ou crève ! Être mobile ou être un mobile ? Parfois, les deux ne sont pas très éloignés. Je parle, vous savez, de ces objets décoratifs qui, suspendus au plafond, virevoltent au gré des vents… Fermes en elles-mêmes, ces figurines, suspendues par un petit filin, sont les pures esclaves des courants du moment.

A Coluche qui, citant très ironiquement le politicien français Raymond Barre à la fin des années 70, rappelait malicieusement l’urgence (sur le plan politique) de « mettre un frein à l’immobilisme », j’oppose – pour le bien de notre maison commune (1) et pour notre équilibre mental – l’urgence de goûter à l’immobilité…

Je souscris au défi de passer d’une mobilité insensée – celle au service d’une croissance économique inhumaine – à une profonde immobilité mais sans aucun immobilisme ! J’entends : l’immobilité sage de ceux qui savent s’arrêter et ne plus bouger dans un acte souverain et courageux qui permet de revenir sérieusement à l’essence de la vie humaine pour mieux agir. Une cessation d’activité silencieuse et priante qui permet d’être mieux enraciné et tendu, ensuite, vers l’action juste, pleine et aimante (missionnaire ?) envers moi-même, autrui et la maison commune. Sans immobilisme, c’est-à-dire sans cette oisiveté centrée sur mon seul bien-être qui ne mène qu’à une excroissance de moi-même sans fécondité.

J’invite non pas à l’immobilité crasse de ceux qui, désengagés, préfèrent s’enfoncer dans un lâcher-prise tout empreint d’indifférence. Non ! Plutôt à celle, toute intérieure et orientée, qui permet à l’humain de retrouver, au creux de lui-même, l’unité avec la Source même de sa vie, source dont tout être a besoin pour retrouver le (bon) sens d’une saine mobilité. En effet, je crois fermement qu’il nous faut augmenter notre capacité à savoir nous arrêter ! Et même plus encore, quelques moments chaque jour, à ne plus bouger ! D’ailleurs, la vie nous y pousse inexorablement : immobile dès le sein maternel, le grand âge (ou la maladie) nous rappellera tantôt à l’immobilité.

« Mais voilà, tout arrêter, est-ce aussi simple et facile ? Faites-en l’expérience ou rappelez-vous simplement votre dernier jour de congé : n’avez-vous vraiment rien fait ? Ne vous êtes-vous pas agité et activé, n’avez-vous pas bougé ? Comment donc réussir à marquer des arrêts, des pauses, des stations ? C’est tout l’art de s’immobiliser, que propose le philosophe Jérôme Lèbre. » Dans un récent essai (2), notre homme ose faire l’éloge de l’immobilité et prend le contre-pied des temps actuels : « Dans ce monde qui semble soumis à une accélération constante, où l'on ne cesse de louer la marche ou la course, nous souhaitons et craignons à la fois que tout ralentisse ou même que tout s'arrête. » Notons la peine de notre société capitaliste à imaginer qu’un avenir possible puisse résider dans une certaine décroissance !

L’art de l’immobilité un « art paradoxal » et « l’accomplir est difficile, continue J. Lèbre. Car ne rien faire implique, en fait, un énorme effort : celui de faire face aux critiques de l’immobilisme et celui de faire face à ce que l’on redoute : être empêché, stoppé, paralysé (Pensons au vocabulaire du travail : on est arrêté ou alors on a un avancement), et enfin, le plus gros des efforts : celui de se faire face, de rentrer en soi, précise-t-il. Les éloges de la mobilité comme la critique de l'accélération sont passés, selon lui, à côté de ces situations (prison, accidents ou paralysies, disciplines scolaire ou professionnelle, embouteillages, etc.) où l'immobilité s'impose, non sans violence.

Il faut redonner son sens à l'immobilisation, admet notre auteur. Car cette peine est aussi une étape, une station, impliquant le corps et la pensée. Et j’ajoute avec force le rapport à la transcendance. Tenir debout, assis, dans la position du lotus ou même couché, termine-t-il, c'est exercer sur soi une contrainte signifiante. (…) Savoir faire halte, c'est savoir résister. »

J’en prends sérieusement de la graine !

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(1) C’est-à-dire notre planète dans l’encyclique Laudato Si’ du pape François.
(2) Jérôme Lebret, Eloge de l’immobilité, Desclée de Brouwer, 2018.

Crédit images :
Couverture du livre de Jérôme Lèbre
© www.lalibrairie.com
Images d’ouvriers en pause
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