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mardi 26 décembre 2023

Boire et déboires au Kasai

Boire et déboires au Kasai

Article publié dans les cahiers de spiritualité franciscaine "Message" (12-2023)

L’association LIZIBA Suisse, dirigée par Colette et Pascal Tornay, est née en 2014 de l’appel conjoint du papa de Colette, Léonard, diacre de la communauté presbytérienne de Bulape et de l’évêque catholique de Mweka, feu Mgr Gérard Muluma Kalemba qui fut un ami de Colette. Œuvrer en Afrique, au Kasai en particulier – une région « oubliée » de la RDC  – n’est pas une sinécure tant les asymétries sont nombreuses, à commencer par les différences entre nos mentalités, nos cultures et nos rythmes sociaux, mais aussi par rapport aux moyens logistiques et techniques quasi-inexistants. Comment faire de ces obstacles des ponts ? Là est tout l’enjeu…

Dix ans ! Dix ans ont passé depuis que Colette et moi avons reçu cet appel. Un appel à travailler pour que toute une ville  puisse avoir accès à de l’eau potable… L’appel faisait suite aux déboires (déjà) de l’évêque qui n’était pas parvenu à ses fins et à la souffrance d’une population « oubliée » par l’Etat… Cet appel a retenti dans la foulée d’un projet plus ancien qui avait été ruiné par la folie d’un homme avide : un Centre pastoral et social que Colette a dirigé durant 10 ans (encore) à Kinshasa sous l’égide du Père Yves Bochatay, responsable des Coopérateurs paroissiaux du Christ Roi en RDC. C’est donc dire que LIZIBA Suisse a bien été bâtie sur les ruines d’une ancienne association… où quand les déboires des uns deviennent les sources vivifiantes des autres… « Boire et déboires » est une expression de Frère Marcel Durrer que je reprends ici avec ironie. Elle sied parfaitement à notre affaire, tant les deux aspects sont, en effet, inextricablement liés.

En 2014 donc, il nous restait un peu d’argent dans la caisse et nous nous demandions comment l’utiliser à bon escient. C’est ainsi qu’à ce fameux appel, présenté documents à l’appui par ledit évêque venu en personne à Vollèges, nous avions répondu « oui ». Nous avons alors fondé l’Association LIZIBA Suisse  avec Daniel Tornay, mon papa, comme président-fondateur. Le budget du projet qui visait l’aménagement de sources d’eau avoisinait les CHF 25'000, rien que le chiffre faisait peur. Nous avions convenu qu’il faudrait certainement plusieurs années pour parvenir à réaliser les travaux, sensibiliser des groupes de travail et former un comité pour suivre l’affaire. Par ailleurs, nous nous sommes dit qu’il fallait avant tout dire la vérité à nos donatrices et donateurs : l’ancien projet ayant été ruiné – pas spécialement par notre faute – mais il était ruiné. Nous avons donc mentionné cet état de fait dans nos informations tout en expliquant le nouvel objectif : « De l’eau potable pour tous ! » A notre grand étonnement, nous avons récolté davantage d’argent qu’auparavant. Ce qui fait qu’un peu plus d’an plus tard, les travaux étaient à peu près terminés pour la joie de toute et tous.

Ainsi une dizaine de sources naturelles ont été aménagées, en contrebas, aux périphéries de la ville. Pratique, rapide, propre et gratuit sans compter un taux de maladie hydrique en chute libre, selon les observations de l’hôpital local : sans conteste, le progrès était notoire.
Mais voilà… Quelques années plus tard, alors même qu’entre temps, nous avions suscité la création d’une association jumelle  avec les responsables de laquelle nous avons bâti un partenariat sur des valeurs communes , nous avons eu beaucoup de difficulté à faire respecter ces ouvrages. Nous avions clairement exprimé à nos amis que l’entretien et le suivi serait de leur ressort et que nous ne financerions pas de travaux d’entretien (nettoyage des alentours, consolidation des ouvrages, clôture, dégagement des canaux). Nous savions aussi que dans cette région au climat équatorial, les fortes pluies et l’érosion mettraient certainement à mal les constructions. Ce qui fut avéré.

Ce n’est pourtant ni par la nature, ni par nos amis que sont arrivées les déconvenues, mais de la population que nous souhaitions servir… Alors même que tout avait été conçu et réalisé sur place par des gens du cru, les sources sont devenues tout à la fois les terrains de jeu des enfants et les espaces de dispute des mamans. Les papas, eux, ne vont pas aux sources, ce n’est pas leur problème…
Les enfants – comment peut-on leur en vouloir – sont passés maîtres pour passer au-delà des clôtures (interdits) pour y jouer et… se soulager. Pour leur part, les mamans – déjà harassées par les soins aux enfants et les tâches ménagères pénibles – n’ont que faire de l’entretien de ces lieux et de leur propreté.
Ouvertes en permanence, sans surveillance et sans suivi, les lieux allaient rapidement devenir insalubres et les infrastructures s’abimer. Nous avons bien financé des travaux de rénovation, nos amis ont essayé de sensibiliser les gens par quartier, de nommer des responsables, de les « motiver » avec un peu d’argent. Rien à faire. Il semble qu’on ait tout essayé : aucune solution satisfaisante… Même payé, personne n’entend être moqué par ses semblables et être vu faisant le « sale boulot », parce que finalement, c’est de ça qu’il s’agit… Car le boulot en question est vu comme socialement honteux. Et ne parlez pas de bénévolat : ce mot existe-t-il d’ailleurs en tshiluba, la langue locale ? Alors que la plupart des gens manquent du nécessaire, comment passeraient-ils des heures à suer sans rien recevoir ?

Avec le projet suivant, la construction de grandes citernes, nous avions décidé de cesser de mettre l’eau à disposition gratuitement. Les citernes ont été mises sous le contrôle de l’association locale. Elles génèrent ainsi un revenu qui peut être réinvesti. Le service de l’eau a désormais un coût, minime, mais un coût, sauf pour les plus fragiles, les plus pauvres, les plus âgés : pour eux l’eau leur est servie et gratuite.

Le projet forage, commencé à la suite de notre voyage sur place en 2019, est toujours d’actualité malgré pas mal de déboires. Oh, il a aussi engendré beaucoup d’espoir ! Fini les interminables marches (1h30) jusqu’aux sources avec 30kg sur la tête ! De l’eau au cœur de la ville : on n’ose pas y croire, ou plutôt, on fait tout pour qu’on continue à y croire !   En 2020, nous étions à deux doigts de réussir, mais l’entreprise que nous avions engagée n’a pas honoré ses engagements parce qu’elle était… en faillite. Nous avions pourtant pris une quantité de dispositions, rencontré ses responsables, vu et analysé leurs réalisations, contactés des experts, etc. Nous n’avions cependant pas pensé analyser sa santé financière. Ainsi, nous avons perdu de l’argent, mais nous avons aussi récupérer des outils, une foreuse et… du savoir-faire. Ayant tiré les leçons (mieux vaut tard que jamais), nous préférerons dorénavant acquérir nos propres véhicules et outils et faire réaliser les travaux à notre équipe qui a entretemps reçu une formation et a gagné en expériences. Est-ce la bonne voie ? Nous y croyons…

Bref, dans ce genre d’aventure humaine bien plus que technique, vous le savez si vous en avez fait l’expérience, la liste des facteurs impondérables d’un côté comme de l’autre du rivage est infinie... On a beau bien se connaître, avoir discuté un nombre incalculable d’heures, avoir signé statuts et charte, tenter d’entrevoir ensemble toutes les zones grises, les déboires viendront encore d’un ailleurs que personne n’a su détecter ! Boire et déboires, c’est la même chanson ! Même si l’on met toutes les chances de son côté, la route est à faire à tâtons. « Faut-il désespérer ? », chantait Sardou ? Je ne crois pas, mais de deux choses l’une : soit on accepte les déboires comme une source, soit on boit… la tasse ! L’eau, c’est la vie, dit-on. J’ajoute que la chercher ensemble nous a tous fait grandir en sagesse et en force ! Ne serait-ce pas là que se trouve le vrai succès ?
Elle est rude cette succession d’insuccès apparents ! Mais, dans la patience et la persévérance, tout autant que dans les énervements et les découragements surmontés, dans la confiance mutuelle qui nous fait élargir notre regard, se tisse la trame d’un partenariat plus secret, plus intérieur qui gagne en profondeur, en vérité. Et sur ce chemin, la seule chose qu’on ne pourra pas nous ravir, c’est notre bonne volonté… Suffira-t-elle ?

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1.   www.liziba.org
2.   Les infrastructures ont été abimées (tuyaux de captage cassés) et les alentours sont insalubres.
3.   Les gens continuent de venir puiser à même le sol, juste à côté.
4.   D’interminables heures de discussions sont nécessaires pour établir une même vision du projet.
5.   On essaie de tirer à la même corde, malgré tout.

Ange est là !

« Ange est là ! »

Lettre aux amis (14-12-2023)

Angela, une de nos amies de la Pastorale de la rue est décédée le 1er décembre dernier après une longue maladie qu’elle a supporté, on ne sait pas trop comment. Elle m’avait prévenu : « J’aimerais bien que ce soit toi qui célèbres mes funérailles ». Ce qui fut fait !

Elle a vécu une existence pleine de difficultés, pleine d’embûches et de ruptures, mais aussi pleine d’amis, de rire et de surprises. Vraiment, traverser cette existence est un improbable mystère… En tous cas pour Angela, s’il y a eu de la casse tout le long, il y aussi eu une force de vie indiscutable qui a permis de tisser du lien là où personne ne s’y serait attendu… Angela a donc été une vivante bon gré mal gré, et même une bonne vivante ! J’aimais lui dire à son arrivée au Café du Parvis : « Ange est là ! » Et, tout sourire, avec son regard complice, ses vêtements tout en couleurs et sa démarche hésitante, elle venait s’asseoir à côté de moi, sans mot dire.

Avant de mourir, Angela a pu revoir ses enfants et petits-enfants – ce qui n’était pas une évidence. « Je suis aux anges » m’avait-elle confirmé dix fois folle de joie ! Angela est allée jusqu’au bout… cahin-caha, comme elle a pu. Il ne nous est pas demandé davantage, je crois. Au bout, tout au bout… La vie dans la foi nous dit : au bout de la nuit, il n’y a pas la nuit ; après la tempête, il n’y a pas la tempête… Il y a la lumière. Un « ange est là », espérons, qui nous guidera vers l’Eternel.

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Ravale ta croix !

Ravale ta croix !

Lettre aux amis (29-09-2023)

C’est en ces termes qu’un homme malmené par la vie s’est adressé à moi récemment. Je l’avais déjà rencontré, joyeux. Mais, ce jour-là, non ! Ma présence l’a incommodé. Je lui demande s’il va bien. Réponse sèche : non ! Je lui propose de nous retirer un peu pour discuter. Je vois que quelque chose cloche, il ne parle pas de lui. En revanche, il me questionne, bière à la main : « Qu’allons-nous faire de toi? ». Il me regarde droit dans les yeux et il me répète : « Ravale ta croix ! » et paf, il m’envoie une droite en pleine mâchoire. Rien vu venir ! Sans un mot, je m’éloigne. Il menace de recommencer. Je rejoins le groupe et relate son geste. – « Quoi, pas toi ? » En arrivant vers le groupe, il nie et fait l’étonné. Il cherche à se rapprocher de moi. J’imagine qu’il va se reprendre vu les témoins présents (quelle naïveté !). Non, j’en reprends une deuxième dans les dents ! Pour moi, c’en est trop. Je m’en vais. Je tente de revenir un peu plus tard pour comprendre…
Cet incident m’a questionné. Faut-il porter plainte ? Proches, collègues et même sa curatrice m’y invitent chaleureusement. Que comprendre dans ce geste ? Evidemment, l’homme n’étais pas à lui-même ce jour-là. La police le connaît bien. Il n’en est pas à sa première incartade. Progressivement, en en parlant, je perçois que ce sont probablement les peluches que j’arbore sur mon vélo qui l’ont mis hors de lui. En fait, croix et peluches ne font pas bon ménage, surtout en ces temps troublés où tant d’ecclésiastiques sont incriminés pour des délits d’ordre sexuel. L’homme s’est peut-être dit : «En voici un, je vais le démonter!»

Je retiendrais de cette histoire ces « troubles » que produit le mal – qu’on commet et qu’on subit. Troubles et incompréhensions qui égarent, qui induisent en méfiance, amène le désordre, causent les ruptures (d’abord en soi-même) et font perdre le sens, l’orientation. Alors, je me mets à bénir cet homme et en lui tout être en me rappelant ces paroles de bénédictions : « Que le Seigneur te bénisse et te garde ! Que le Seigneur fasse briller sur toi son visage, qu’il te prenne en grâce ! Que le Seigneur tourne vers toi son visage, qu’il t’apporte la paix ! » (Nb 6, 25).

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Même mon père n’a jamais pu me dire ‘je t’aime’

Même mon père n’a jamais pu me dire ‘je t’aime’ 

Lettre aux amis (09-08-2023)

J’ai constaté avec tristesse que le dicton qui dit qu’un malheur ne vient jamais seul se confirmait souvent dans la vie de mes amis rencontrés dans la rue. C’est comme si, marchant avec une épine dans le pied, parfois depuis l’enfance, cela attirait irrémédiablement d’autres maux. Récemment, je déambulais en ville avec mon vélo et voici qu’un jeune homme que je n’avais pas revu attire mon attention. Il me reconnaît, je m’approche et m’assieds à ses côtés. Il se met à me raconter combien il souffre, combien il est seul. Perdu dans un monde impitoyable, il ne parvient pas à construire sa vie. Instable, brisé au fond de lui-même, cherchant dans son histoire personnelle une relation solide dans laquelle il aurait pu s’ancrer, il me dit : « Je ne suis personne. Même mon père, je ne l’ai jamais entendu me dire ‘je t’aime’… Jamais. » Au bout d’une bonne demi-heure, ayant répété cent fois sa plainte et ayant pu sortir un peu de sa rage, il en vient à me remercier parce que j’ai écouté ce qu’il avait à exprimer (litt. « pousser au-dehors ») sans dire un mot.
Ce matin encore, une femme en pleure me confie reconnaître que ses mauvaises relations la font constamment retomber dans les mêmes difficultés. Son état intérieur et son estime d’elle-même se fragilisent ainsi depuis de longues années. Aux prises avec l’alcoolisme et la violence de son père, elle cherche à être aimée, mais fini régulièrement par se faire « bouffer »... Pleine de larmes, elle répète : « Je me sens en prison. Comment sortir de là ? »

Souvent très lucide sur leur situation, ces personnes suscitent mon admiration. Comment ont-elles eu la force de traverser tout cela. Alors secrètement, monte ma supplication vers le Seigneur : « Viens Seigneur du dedans soulager, consoler, protéger tes enfants malmenés, toi qui veux n’en perdre aucun. Fais-leur sentir ta présence et agis en leur faveur. »

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Le premier pauvre, c’est moi !

Le premier pauvre, c’est moi !

Lettre aux amis (30-05-2023)

Il y a plusieurs manières de se mettre au service des plus pauvres. Une première attitude possible, assez naturelle, est de répondre à leurs appels et à leurs besoins. Ce qui est a priori une chose excellente et nécessaire ! Le risque est là cependant d’appauvrir encore les partenaires en établissant des relations plus ou moins marchandes et d’en rester là. Ce qui engendre une asymétrie qui, finalement, empêche les personnes qui (se) donnent de se situer comme pouvant recevoir et celles qui reçoivent de s’apercevoir qu’elles peuvent (se) donner. Sans antidote, ce genre de charité est risquée, car elle coupe les protagonistes d’une des facettes de la réalité : Nous sommes tous des êtres fragiles et vulnérables et nous avons besoin d’autrui. La vulnérabilité – c’est-à-dire le danger de « manquer » de ce dont nous avons besoin pour vivre – est caractéristique de la vie humaine. Manquer du manque est pire encore, car il installe les personnes dans une suffisance étouffante. Ainsi, comme dit le diacre Gilles Rebêche, il s’agit d’éviter de « devenir la terre promise de l’autre », autrement dit de se situer uniquement dans ce rapport d’assistance.

Dans le contact avec mes frères et sœurs en grand manque, avant que de me prendre pour un « sauveur de pauvres », il m’a fallu faire l’expérience que le premier pauvre qui a besoin d’attention et d’écoute, c’est moi-même. Ne dit-on pas justement : « Charité bien ordonnée, commence par soi-même » ? Expérience faite, et ma manière de vivre la charité fraternelle s’en est ressentie. Il me semble être devenu davantage capable de vivre des relations libérées avec mes amis en situation de précarité. Je peux rester en lien profond avec eux en pouvant dire : « je ne peux pas » ou « je ne sais pas » alors que j’aurais pu être mal à l’aise auparavant dans cette situation. M’accueillir moi-même comme un petit pauvre, m’a donné, je crois, un surcroît de lumière sur qui je suis ; peut-être même un surcroît de joie d’être leur ami. Pour autant, le Christ est le seul qui parvient, d’une manière unique, à être à la fois pleinement le Maître de tous et l’Esclave de tous. Je suis à son école.

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Se mettre à l’école des plus pauvres

Se mettre à l’école des plus pauvres

Lettres aux amis (20-03-2023)

Les personnes que nous côtoyons en Pastorale de la rue ont souvent beaucoup souffert. Un certain nombre d’entre-elles a subi l’abus, le viol, la violence, le mépris et l’exclusion souvent dès l’enfance. Cela les a conduites à grandir avec au cœur un mal qui les a contraintes à rechercher des moyens extra-ordinaires pour survivre et trouver leur chemin. Cette recherche continuelle de moyens de survie et leur capacité réelle à y parvenir les mets au rang de héros malgré elles.

Evidemment, en les voyant juchées sur leur banc à longueur d’année, une bière et une cigarette à la main, il n’est pas certain que le grand public les voie d’un œil aussi positif. J’ai pourtant fait l’expérience qu’elles ont une acuité bien plus grande que d’autres à détecter l’hypocrisie et les faux-semblants. Vivre avec leurs blessures les a rendues hypersensibles à ce qui se joue dans la société et dans les relations humaines. C’est pourquoi elles sont souvent rétives à entrer dans des structures (sociales, d’Eglise ou d’Etat) qui les ont déjà largement broyées ou, tout au moins, fait sentir qu’elles étaient « incapables », « profiteuses », ou pire, « insignifiantes ».

Du côté de la Pastorale de la rue, nous sommes délivrés de tout devoir social envers elles et pouvons donc avec joie nous mettre simplement à leur école. Nous percevons alors la force de vie, les ressources et leur fidélité dans l’amitié lorsque les liens avec elles ont été tissés patiemment et dans la bienveillance. Donner crédit à leurs expériences de vie est source d’un grand profit : « que celui qui a des oreilles, entende ! »


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Une diaconie dans les rues et sur les parvis...

Une diaconie dans les rues et sur les parvis…

Propos recueillis par Marc Veillon pour le journal "Ensemble" édité par la Paroisse réformée évangélique du Coude du Rhône Martigny-Saxon (03-05-2021)

Pascal Tornay, 44 ans, vit à Vollèges. Nommé en 2017 dans le Secteur pastoral de Martigny comme animateur pastoral, il a été ordonné diacre par l’évêque de Sion, Mgr Jean-Marie Lovey, en juin 2019. Il a récemment pris l’initiative de faire une pastorale de la rue en ville. Il nous en parle…


Pascal, la diaconie : c’est nouveau pour vous ?
C’est effectivement depuis que je suis à Martigny, en côtoyant notamment mes collègues Anne-Laure Gausseron (oblate de la communauté du Gd-St-Bernard) et Jean-François Bobillier (animateur pastoral à la paroisse catholique de Martigny), que je découvre jour après jour le sens et la portée du mot « diaconie », c’est-à-dire le service de l’humain en Jésus Christ à travers les contacts directs que j’ai avec les personnes en situation précaire. Je suis par ailleurs responsable du Service diocésain de la Diaconie. Ce poste « complète » mon rapport à la diaconie à Martigny et me donne de contempler plus largement les enjeux et les défis dans ce domaine de Sierre à Villeneuve, mais aussi dans toute la Suisse romande (plateforme romande des responsables de diaconie).

Parle-nous d’une initiative que vous avez prise il y a quelques temps. Quelle est-elle ?
Il y a quelques mois, j’ai senti l’appel à m’approcher des personnes qui aiment se retrouver presque chaque jour devant l’entrée du supermarché Migros, le week-end à la gare, aux Tourelles ou encore à l’arrêt de bus de la Poste… J’aime beaucoup découvrir de nouvelles personnes, c’est ainsi qu’il ne m’a pas paru très difficile d’entrer en contact avec elles. Partant de la joie de la rencontre, je n’avais d’autres buts que le désir de connaître ces gens et leur histoire. J’ai donc continué à les côtoyer ces six derniers mois avec assez d’intensité. J’ai recueilli des paroles et des témoignages extrêmement touchants. Il ne m’en fallait pas plus pour alerter d’autres personnes sur mon action, et d’abord mon Equipe pastorale…
En réalité, je n’ai pas de projet ! J’ai simplement le souhait de créer des ponts entre nous. Je crois que la trajectoire de vie, souvent cabossée, de ces gens sont une richesse pour l’Eglise. Leurs expériences de vie peuvent être une source pour d’autres. On peut se contenter de les juger et de les enfermer dans les catégories les plus sordides, il n’en reste pas moins que ce sont des frères et des sœurs en humanité avec des expériences de vie extrêmement riches… Pourquoi ne pas les prendre au sérieux ?

Comment voyez-vous la réalisation de ce projet diaconal ?

Disons que… je n’en sais rien ! Ou plutôt, je me refuse à « savoir » tout seul dans mon coin… Assez vite, j’ai contacté le pasteur Pierre Boismorand et Philippe Rothenbühler, responsable de l’Eglise évangélique de Réveil de Martigny pour leur parler de mes démarches. En effet, je pense que cette diaconie ne doit pas être l’apanage d’une Eglise, mais plutôt le lieu d’une mission portée ensemble et celui d’un témoignage commun.
Actuellement, un petit groupe est constitué. Il porte en gestation cette pastorale de la rue. Le seul projet actuellement, c’est continuer d’être présent auprès de ce public et de poursuivre les rencontres dans une très grande ouverture d’esprit et avec une très grande gratuité. Evidemment, sur le plan personnel et en raison de mon mandat ecclésial, je le fais au nom de ma foi en Jésus Christ et au nom de mon amour pour l’humain, mais cette foi n’a pas à être exprimée explicitement. Elle ne se jette pas à la figure d’autrui. Elle se dit par l’acte.
Je suis donc heureux qu’un groupe ait pu se constituer parce qu’il permet de relire les expériences faites au gré des rencontres. Peut-être pourrons-nous prochainement proposer l’ouverture d’un lieu d’accueil. Mais faisons d’abord route, et nous verrons bien…

Le désir d’associer des personnes à la trajectoire de vie sinueuse ou cabossée ou des personnes ancrées dans des traditions religieuses différentes est-il important ?
Oui, parce que les différences sont essentielles. Leur mise en lien permet de rejoindre une diversité de personnes et d’avoir une vision plus large de la réalité de laquelle nous souhaitons nous approcher. Le groupe actuel qui porte cette pastorale de rue est disparate et je pense que c’est nécessaire. Nous sommes tous différents même si nous sommes issus de la même famille. Mais, c’est notre rapport à l’altérité qui est richesse : c’est un point crucial. Par exemple, pour notre première rencontre, les personnes que j’avais « apprivoisées » et mises dans le coup ne sont pas venues. Elles ne se sont probablement pas senties à leur aise dans cet environnement étrange(r) ! Il faudra que nous apprenions de ces expériences… et que nous soyons très délicats et très patients !



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Devenir un discret compagnon de route

Devenir un discret compagnon de route

29-09-2022, publié dans les cahiers de spiritualité franciscaine "Message"

Pascal Tornay est diacre permanent. Ordonné en 2019, il est en poste dans le Secteur pastoral de Martigny (Suisse). Il a lancé en 2020 une pastorale de rue qu’il a souhaité œcuménique. Pascal ainsi que Roselyne, pasteure protestante, avec d’autres aussi, se font les compagnons de route de dizaines de personnes en situation de précarité, de fragilité, de marginalité et ce une à deux fois par semaine. Témoignage.


Ils sont bouleversants ces gens-là, tout autant que mes contacts avec eux. Leur parole est vive et tranchante comme un glaive : elle ne laisse passer aucune hypocrisie ! Aucune « théorie » ne tient face à leur regard perçant. Ils détectent la moindre faille car la vie leur a appris la méfiance envers autrui et notamment envers le « système » ou les autorités. Je suis donc venu à eux à pas feutrés, les mains vides et tout tremblant, comme un mendiant.

Serait-ce pour cela qu’ils m’ont assez vite apprivoisé ? J’avais trouvé un prétexte pour m’approcher d’eux. Comme je connaissais Gérard et que je ne l’avais plus revu, je me suis approché de leur cercle et j’ai demandé s’ils l’avaient croisé ces derniers temps. Ils se regardent, se tâtent, se demandent sûrement qui je suis et ce que je viens faire là… Je me présente. Je renvoie une question. Le cercle s’élargit un peu. Je reste coi. J’écoute. J’attends. Je renvoie une vanne. Ça prend, ça rigole… Il me semble que je suis accepté. Combien de fois suis-je revenu patiemment, doucement, pour que se distende ce cercle. Je suis venu comme un mendiant… les mains vides.

Il faudra un peu plus de temps pour recueillir leur confiance. L’un d’entre eux, pas dupe de là où je viens, me demande : « En fait, tu viens faire quoi ici ? Tu cherches quoi ? » Tenté de répondre : « rien ! », je me ravise et me dis que c’est une réponse complètement nulle. Je lui enfile : « Je cherche l’amitié ». Perplexe, je sens que la réponse est passée, sans grand éclat. On passe à autre chose. Chacun avec sa bière, ses histoires, ses emmerdes… ça raconte, ça rigole, ça pleure, ça bavarde… Parfois ça castagne ou ça gueule… Je me trouve progressivement mêlés à la vie d’une grande « famille ». Je commence à entendre des bribes plus intenses, plus profondes des réalités de leur quotidien. Certain-es, me prenant à part, me livrent leur histoire bouleversante, touchante, dramatique, ahurissante ! L’un m’a dit un jour droit dans les yeux : « Oui, je bois, je fume, mais tu crois que c’est facile d’avoir à la tête jour et nuit ces viols dont j’ai été victime tant d’années dans mon enfance ? » Un autre me lance : « On s’en fout de ton Eglise et de tes curés ! » Un autre encore fini par me remercier d’être passé « au zoo », conscient de mon souhait d’accompagner des gens qui n’entrent dans aucune catégorie. Ou encore cette femme qui, en catimini, vient m’avouer à voix basse : « Moi, je suis croyante, mais dans mon Eglise, on a été injuste avec moi ! »

Jamais je ne parle du Christ et de l’Eglise. Ou j’en parle en silence. Je réponds parfois à une question, rapidement, car c’est souvent une mise au défi. La réponse ne passe généralement pas. 99% du temps, j’écoute. Je questionne délicatement. Je plaisante. Je suis là. Je reste là, avec… parmi. C’est tout. J’aime raconter comment tout au début une femme m’a « ordonné » pasteur des rues. Elle m’avait dit être croyante. Alcoolisée, un soir, assise par terre, adossée à un conteneur de vêtements, je la reconnais et m’accroupis auprès d’elle. Je pose ma main sur son épaule en lui offrant une parole de paix. Sans réaction. Je me relève et passe plus loin. Quelques jours plus tard au même endroit, elle vient vers moi et, en me tendant l’index, me dit : « Toi, tu es un pasteur des rues. Je n’ai pas oublié ce que tu m’as dit l’autre soir. Ça m’a apaisé. » J’aime à dire que l’évêque de Sion m’a ordonné diacre, mais qu’il n’a pas le monopole (!). Je vois que certains de mes compagnons d’infortune m’ont ordonné eux aussi, c’est-à-dire qu’ils ont reconnu d’une certaine manière dans ma présence, une mission.

Quand je croise Michel juché sur sa « voiture électrique », il aime me montrer le nouveau pullover qu’il a passé ce matin ! Entre les mille objets qu’il récupère ici et là, je vois une peluche : « Oh Michel, tu as trouvé une souris ! Elle est chouette. » Il renvoie : « Elle est belle, hein ! Tu la voudrais ? » – « Tu me la donne ? » En me la passant, il me vient l’idée de la mettre sur le porte-bagage de mon vélo. Deux ans après, elle y est toujours ! Mon vélo, c’est ma carte de visite, car je viens toujours vers eux à vélo. A un moment donné, je venais vers le groupe aux heures de midi. J’arrivais souvent avec un sandwich. Trop souvent. Un jour, l’un d’eux m’a dit : « Nous on n’a pas un sou et toi, tu te ramènes toujours avec ton casse-croûte. Ça ne te fait rien ? »

Ces paroles tranchantes de mes compagnons, je les ai prises au sérieux ! Je les ai laissé m’enseigner, me corriger parfois. Je les ai laissé conduire la relation et les discussions comme ils voulaient. Je n’ai pas essayé de prendre l’ascendant en quelque sens que ce soit. Je me suis même souvent réduit moi-même au silence en me remettant au Seigneur et priant intérieurement ainsi : « Toi, Dieu si souvent tu te tais. Tu as aussi fait l’expérience d’être réduit au silence. Avec toi, je choisis ce chemin. » Laisser l’autre exister tel qu’il est (même si ceci, même si cela…), c’est lui prouver qu’il est un être humain avec toute sa dignité et sa grandeur. Et je vois dans leur regard qu’ils me le revalent largement !

Pour sa part, Vittorio – un épileptique qui a essayé bien quelques fois de quitter cette terre – m’a toisé longtemps avant de, progressivement, ne plus me laisser partir sans m’avoir pris dans ses bras ou au moins de m’avoir serré fermement et longuement la main. Il a fallu du temps pour qu’il saisisse que je ne voulais rien de particulier, que j’étais simplement là. J’aurais voulu qu’il me donne son numéro de téléphone, mais j’ai résisté à le lui demander. Un jour, il m’a dit : « Je voudrais te donner mon numéro, car j’ai un ami à qui je voudrais que tu viennes en aide. Rappelle-moi pour qu’on en discute. »

Oui, devenir un compagnon de route discret est une mission délicate, parce qu’on voudrait a priori avoir un certain succès à partir d’une stratégie d’action. Je fais l’expérience qu’il faut y renoncer complètement et dès le début. Et ce pour permettre à l’autre de prendre une place, de le laisser conduire la relation où il le souhaite et comme il le souhaite. Il est extrêmement difficile de laisser place à la non-action qui est en réalité une action authentique, mais différente. Fructueuse aussi, car elle laisse à l’autre la souveraineté absolue qui lui permet de ressentir avec force sa dignité et sa valeur. Laisser toute la place implique une conversion parfois douloureuse pour celle ou celui qui souhaite devenir ce compagnon discret sur des routes qui sont le plus souvent des sentiers escarpés.


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