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Photo de Guy Leroy

vendredi 9 mars 2012

Le pouvoir politique ?

Extrait des interventions du prof. Alain Tornay, donné dans le cadre de l’Université Populaire d’Entremont

Avant toute investigation, le premier pas philosophique consiste à trouver les questions les plus simples possibles pour interroger une notion recouverte par le temps. En effet, les bases d’une bonne réflexion, ce sont de bonnes questions. La première, tellement simple, serait : qu’est-ce que le pouvoir ? Suivraient : D’où vient-il ? et Comment est-il fondé ? Ou encore : est-il nécessaire ?

La question du pouvoir politique relève de la sagesse pratique ou de la philosophie appliquée. En ce sens, on peut pressentir que différentes questions d’ordre moral vont rapidement affleurer. Deux types de problématiques morales se poseront ici. Premièrement la question de la vision de l’Homme qui fonde l’exercice du pouvoir et deuxièmement, l’objectif, ou en d’autres termes, en vue de quoi le pouvoir est exercé. On parle ici de causes finales, c'est-à-dire que le but fixé va être cause du comportement adopté par les acteurs en amont.

Platon le premier a théoriser cette question du pouvoir politique. Aristote ensuite a développé sa pensée. La cité-état athénienne lui donna l’occasion d’enraciner sa théorie dans une expérience très concrète.

Le pouvoir
Notre monde est un monde en devenir. Tout change et se transforme. Pour comprendre de « devenir », Aristote utilise le terme de puissance, comme une potentialité d’être que portent les choses. Les personnes, a plus forte raison encore que les choses, disposent de cette capacité. Le verbe pouvoir est un des verbes les plus usités. Quelle banalité de s’exclamer : « je peux ! » Et pourtant…

Parmi les multiples capacités de l’Homme, il y a le pouvoir au sens de capacité de réalité une action qui porte en elle-même un changement. Le pouvoir politique en tant que pouvoir particulier se range dans cette catégorie.

Aristote (384-322 av. JC)
A partir du moment où l’Homme exerce un pouvoir et que ce pouvoir réalise un changement, modifie le réel, se pose la question du bien et du mal. Ce changement est-il bon ou mauvais. C’est ainsi que le débat moral est enclenché. On n’y coupera pas.  Dès que plusieurs êtres vivent ensemble, une fonction de direction, de commandement vient à être exercée. La question du comment accourt à grands pas. On n’y coupera pas non plus. Bien des anarchistes (gr. « an » « archè » = sans commandement) auraient voulu couper court à ce débat, affirmant que l’exercice du pouvoir politique n’est pas nécessaire. Grands défenseurs de la liberté absolue, et notamment Bakounine, ils ont estimé que le pouvoir, en réduisant la liberté souveraine des individus, le nie finalement totalement et le rejettent.

Un animal social
Aristote part de l’idée que l’Homme est un animal social (zoon polikiton) parce qu’il est doté de la capacité de communication premièrement, et parce qu’il a un sens fort de la justice deuxièmement. Les hommes organisent naturellement le monde. Le besoin d’une « direction » au double sens du terme, se fait sentir. Cet objectif est nécessaire et heureux.
Thomas Hobbes (1588-1679)

Pour Aristote (IVè s. av. JC), l’objectif du pouvoir, c’est de rendre les hommes vertueux. Pour Platon, c’est le BIEN, comme entité morale suprême. C’est à partir de l’éducation intellectuelle dès la petite enfance que le processus d’approche du bien s’initie. Ce sont ces « intelligents »-là qui devraient être choisis pour gouverner (philosophes-rois).

Un Loup pour l’Homme
Au XVIè s., le philosophe britannique Hobbes publie le Léviathan. Une œuvre de philosophie politique fondamentale qui revient sur la question des fondements du pouvoir politique. Son présupposé est justement en opposition à celui d’Aristote : L’homme n’est pas un animal social. Les hommes sont à la recherche de leur bien personnel. Ils visent la défense de leurs intérêts à tous prix. « L’Homme est un loup pour l’Homme. » a-t-il affirmé. C’est ainsi que, naturellement, c’est l’état de guerre permanente de tout contre tous qui domine. Comment éviter l’extermination mutuelle et s’en sortir philoso-phiquement ? C’est ici qu’intervient la notion de « contrat social ». Les hommes vont désigner une personne (ou éventuellement plusieurs) à qui ils vont donner tous les pouvoirs dans le but d’élaborer des mécanismes de contrôle et ainsi garantir une certaine sécurité.
Jean-Jacques Rousseau
(1712-1778)

Le contrat social
Plus tard au XVIIIè s., Rousseau développera cette notion essentiel de « contrat social » et lui donnera une nouvelle finesse sémantique et des bases philosophiques mieux étayées. Pour lui, le contrat social est d’abord un renoncement libre à sa propre volonté au bénéfice de la volonté générale. Il s’agit de faire sien, de s’approprier l’objet des décisions démocratiques. Ainsi, la doctrine du contrat social s’oppose à celle de l’état de nature comme fondement du pouvoir politique.

Dans son « Léviathan », Hobbes manifeste une vision très négative du pouvoir politique et de son exercice. On sent clairement la pression exercée sur la liberté des individus et l’épanouissement de leurs désirs personnels. Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette vision a pu faire le nid des doctrines anarchistes qui vont émerger au XIXè s. en Russie en particulier.

Mikhaïl Bakounine
(1814-1876)
En ce sens, Bakounine, qui a vécu le système politique démocratique de la Suisse, affirmait qu’il était le moins pire des régime tout en tenant le fait qu’il était tout aussi négateur de la liberté individuelles que les autres parce qu’il se présente en faisant des volontés de chacun une consensus qui, finalement, n’en respecte aucune.

Marx fait quelques concessions à cette vision terrible du pouvoir politique comme destructeur de la liberté individuelle. Pour autant, il montrera combien le pouvoir politique est une machine des forts pour dominer les faibles. Pour lui, la propriété privée est la base du problème en ce sens qu’elle est à la base, justement, des écarts entre forts et faibles (économiquement parlant, s’entend).

Le pouvoir politique, sa nature, ses fondements, sa légitimité n’ont pas fini de faire frémir celles et ceux qui en subissent les assauts.


Karl Marx (1818-1883)
Pour sa part, Friedrich Hegel (1770-1831) partage le point de vue de Hobbes sur l’état de nature. Pour y arriver, il repart de ce qui se passe dans la relation humaine fondamentale. Chacun attend la reconnaissance de l’autre. Chacun n’étant pas prêt à l’offrir sans autre, une lutte à mort s’engage. Mais tuer l’autre n’avancerait à rien. Un mort n’offre pas de reconnaissance… Il faut donc qu’un des deux ait peur de mourir et s’avoue plus faible. Il s’instaure dans cette situation une relation de domination, une relation de pouvoir violent de maître à esclave. Dans une relation si inégale, la conception du pouvoir est négative. On peut interpréter aussi la violence symbolique (symbolique, parce qu’elle ne se manifeste pas dans des actions violentes) à l’école entre le maître et l’élève. Si souvent, les relations sont inégales, mais le pouvoir est-il pour autant substantiellement mauvais ?

Georg Friedrich Hegel
(1770-1831)
Pouvoir et autorité
Il est important de faire une distinction entre ces deux termes. Le terme de pouvoir recèle un l’idée d’une potentialité, d’une capacité. Tandis qu’originellement, le terme d’autorité contient une idée de croissance, d’augmentation. Ainsi, si un pouvoir s’exerce  - comme s’exercent toute autre activité humaine – ce ne peut être qu’en vue d’un objectif final : le bien commun. La finalité d’une action humaine est toujours le bien. Même si l’on peut se tromper ou s’égarer totalement sur la nature ou la portée du bien, l’homme n’a qu’en vue le bien lorsqu’il agit. Toute la vie politique est orientée ainsi et ordonnée à ce but. Ce bien est un bien collectif : celui d’un tout, et ce bien l’emporte sur le bien des parties.

La chose politique devrait se saisir à partir du bien et du bien commun même si cet idéal est perverti si souvent dans l’action politique. (La fin justifie-t-elle les moyens ? Nous disons que non, mais c’est un autre débat.) Par exemple, que disent les textes fondamentaux de notre pays ? La Constitution fédérale de 2001 établit les principes et finalités de la Confédération. Une de ces finalités, c’est la prospérité, l’autre la perpétuation de la communauté ou maintien de l’intégrité.
Baron de Montesquieu
(1689-1755)

Notons que le processus démocratique exerce parfois une autorité difficile à supporter pour les minorités. Il suffit en effet que 50% des suffrages + 1 pour l’emporter. La votation du 11 mars 2012 sur la limitation des résidences secondaires à 20% par commune remportée par 50.6% le montre. Il y a en plus un net clivage ville/campagne.

Les politologues notent aussi une accélération et un accroissement du travail législatif dans les sociétés modernes. La complexification du droit est proprement ahurissante. Nous sommes soumis à une masse de lois sans commune mesure à ce qui était connu dans les sociétés antérieures. Le précepte « nul n’est censé ignoré la loi » pourrait être révisé dans l’état actuel des choses…

Fondements et origines du pouvoir
Deux exemples intéressants. Pour les Grecs, le pouvoir était naturel, c'est-à-dire constitutif du monde. Voyez le pouvoir et l’autorité naturelle des parents sur leurs enfants. Quel rapport d’inégalité ! Aristote constatait donc la nécessité de l’exercice du pouvoir en un sens plus large.

Dans le Nouveau Testament, une scène est intéressante. C’est la comparution du Christ devant le gouverneur romain Ponce Pilate. Pilate lui dit : « Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te relâcher, et le pouvoir de te crucifier ? » Jésus répondit : « Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l'avais reçu d'en haut. » (Jn 19, 10-11). On sent ici que Jésus comprend le monde selon un ordre métaphysique dont la source et les ressorts sont « en haut ». Cette logique d’ « en-haut » est inscrite, en amont, au cœur du cosmos et du genre humain.

Pour les sociétés antiques, le pouvoir politique doit s’exercer en vue d’un bien, pour amener un bien à l’existence. En ce sens, le pouvoir est limité par le droit naturel. Du point de vue des Modernes, il s’agit plutôt d’éviter un mal. Jean-Jacques Rousseau, lui, concevait l’action de société comme un contrat, non pas en vue d’un bien, mais justement – et cela change toute la perspective – pour éviter un mal. Ici, le pouvoir est conçu comme absolu (positivisme juridique)

Aujourd’hui, notre culture transporte un certain nihilisme (lat. « nihil » = néant, vide) : rien n’aurait de sens (d’orientation), il n’y aurait pas de réponses aux grandes questions de l’Homme. Dans ce cadre, il devient extrêmement difficile d’ordonner l’action politique : à quelles fins ? Pourquoi faire ?

Pour les Classiques, le pouvoir s’enracine dans la monarchie. Malgré cela, en remontant la généalogie du pouvoir, bien souvent, une élection se trouve à l’origine. Le problème se pose dans ce cadre de savoir comme parvenir à la désignation de celui qui va exercer le pouvoir. Souvent à l’origine, il y a la vaillance d’une personne, ses mérites, ses vertus, la reconnaissance d’un peuple, etc. Dans ce processus de désignation, le suffrage majoritaire en démocratie est très tardif. Presque partout, tôt ou tard dans le processus historique de la création d’un pouvoir (d’un état, d’une famille p. ex), il s’est installé par l’exercice d’une certaine violence.

Organisation du pouvoir
Organiser le pouvoir à pour but de donner une unité (une cohérence) au groupe. En monarchie, c’est une seule personne – le roi-symbole – qui joue le rôle personnel de l’unité (Louis XIV : « L’Etat, c’est moi ! ») En aristocratie, ce sont « les meilleurs », les plus vaillants, les plus méritants, les plus vertueuses qui jouent ce rôle. Dans la démocratie, les libertés individuelles s’additionnent. Dans une situation d’oligarchie, comme le terme grec l’indique, ce sont les possédants qui exercent le pouvoir.

Conception historique du temps
Dans la perspective moderne de la mise en œuvre des systèmes politiques, on considère le temps comme un allié positif. En ce sens, l’idée sous-jacente est que ce qui est encore à venir sera meilleur. Les Anciens n’ont pas cette perspective. Leur conception est centrée sur l’origine. Le bien/le bon était aux commencements. En ce sens, le temps péjore immanquablement la situation.

Maintien du pouvoir
Comme on le constate depuis la nuit des temps, le pouvoir a de puissants effets sur les êtres qui l’exercent. Tant et si bien que ceux-ci aiment à le garder jalousement. La psychologie a montré comment certains s’accrochent à cette position sociale.

Dès lors les constitutionnalistes n’ont eu de cesse de rechercher les moyens juridiques pour contrer ce penchant. Comment faire en sorte que le pouvoir ne soit pas monopolisé durablement entre les mains d’un seul ou de quelques uns ? ç’a été l’objet des réflexion de Montesquieu (1689-1755) – Charles-Louis de Secondat de son vrai nom – par exemple qui disait que « le pouvoir doit arrêter le pouvoir. » et qu’il fallait trouver les mécanismes nécessaires pour en éviter la concentration. Montesquieu est à l’origine de la doctrine de la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). Cette solution fait appel à un plus grand nombre de citoyens et, ici, ces mêmes citoyens sont appelés à être tour à tour gouvernés et gouvernants. Evidemment, les choses ne se règlent pas si facilement. La suite de la réflexion portera sur les modalités de mise en pratique des différentes responsabilités (la dilution du pouvoir).

Plusieurs principes président à avancer dans cette réflexion sur les pouvoirs et contre-pouvoirs. Le premier, le fédéralisme dont nous parle Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) et le deuxième sur lequel le pape Pie XI (1857-1922) revient dans l’encyclique « Quadragesimo anno ».
« Le contrat de fédération, dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État, aux autorités municipales et provinciales plus qu’à l’autorité centrale, pouvait seul nous mettre sur le chemin de la vérité. (…) Les attributions fédérales ne peuvent jamais excéder en nombre et en réalité celles des autorités communales ou provinciales. (…) S'il en était autrement, (…) la république, de fédérative, deviendrait unitaire ; elle serait sur la route du despotisme. (…) Tout le mystère consiste à distribuer la nation en provinces indépendantes souveraines ou du moins qui, s’administrant elles-mêmes, disposent d’une force d’initiative et d’une influence suffisante. »[1] 

« De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur propre initiative et par leurs propres moyens, ainsi, ce serait commettre une injustice en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. (…) L’objet naturel de toute intervention sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas les détruire ni les absorber. » [2]


[1] Proudhon, Œuvres choisies, Gallimard, coll. Idées, 1967, p. 179.
[2] Pie XI, Encyclique « Quadragesimo Anno » (1931) à l’occasion du 40ème aniversaire de la grande encyclique de Léon XIII « Rerum novarum » (1891)

Pascal Tornay

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